“…sois libre et vois les choses objectives comme un homme, comme un humain, comme un citoyen, comme un être mortel.”
Leçons de méditation avec Marc Aurèle (8)
Dans un magnifique crescendo, Marc Aurèle en appelle à notre identité profonde d’homme, d’humain, de citoyen et enfin d’être mortel pour vivre libres et accepter les choses objectives. Que signifie cette gradation ?
Le cosmopolitisme stoïcien
Comme les couches d’un oignon, l’Empereur-philosophe épluche les niveaux les plus superficiels pour atteindre le coeur de notre humanité, à savoir notre nature d’“être mortel”, participant au cycle infini du cosmos (κόσμος), à ce grand Tout régi par la Raison (Λόγος / Logos).
Les hommes y sont aussi unis par la Raison, qui fait d’eux des êtres raisonnables, soumis au Destin, mais fondamentalement libres de par leur participation à cet ordre cosmique.
En vertu de cette nature commune, les êtres raisonnables sont faits les uns pour les autres, ils sont comme des frères ou les membres d’un même corps. Et le monde, un point, dont la terre habitée n’est qu’un petit coin, est pareil à une cité.
Le philosophe se sent donc citoyen du monde et, dans cette perspective cosmopolite, le voeu de Marc Aurèle seraient que tous les hommes collaborent et agissent les uns pour les autres, avec patience et bienveillance.
“C’est le propre de l’âme raisonnable, d’aimer son prochain… et de ne rien préférer à elle-même, ce qui est aussi le propre de la loi.” (Pensées XI,1,4)
Hélas, la vie de l’Empereur-philosophe témoigne de la difficulté d’atteindre cet idéal. Comment comprendre que les hommes s’excluent eux-mêmes de cet état d’union, tel un membre gisant séparé du reste du corps (cfr Pensées VIII,34) ?
Frères ennemis : l’ignorance, source du mal
Du point de vue stoïcien, “c’est involontairement que les hommes commettent des fautes”, toujours et quelle que soit la gravité de leurs actes, paroles ou pensées. Car même quand ils commettent sciemment des crimes, ils agissent contre leur nature d’êtres raisonnables.
Puisque la vie est opinion, toute faute est une erreur de jugement. CQFD. Le Mal moral résulte donc de l’ignorance ou du manque de discernement entre le bien et le mal, entre les actes appropriés (καθήκοντα / kathèkonta) ou inappropriés à notre nature et à la communauté humaine.
Quelle attitude adopter avec ces “frères ennemis” ? On peut bien entendu essayer de les instruire, avec bienveillance et humilité, mais quand les hommes sont sourds à la voix de la Raison, la seule réponse raisonnable est la patience :
“Les hommes ont été faits les uns pour les autres : instruis-les ou supporte-les” (Pensées VIII,59).
Quant au philosophe, il s’efforce d’agir en toute occasion avec une intention morale juste. Il se doit d’accomplir uniquement ce qui est “au service de la communauté humaine” (VI,7), comme “la Justice elle-même” (XII,24,1).
C’est dans cette intention morale, cultivée à chaque instant, qu’il réalise la fin de ses actes. Car, encore une fois, seul le présent contient en lui-même l’action morale “par-faite”, c’est-à-dire achevée, pleine et entière.
Serait-il naïf d’espérer que cette intention juste rejaillisse sur les autres ? Peut-être, comme par la méditation et d’autres techniques de développement personnel, la solution doit-elle d’abord venir de nous.
Outre les intentions de compassion qui accompagnent ou animent certaines techniques méditatives, je suis convaincue que notre recherche d’harmonie intérieure peut semer des graines de bienveillance autour de nous. Et vous, qu’en pensez-vous ?
Pour reprendre les paroles de Christophe André, “si un humain est heureux, s’il souffre moins, il fera moins souffrir les autres” (2011, p. 275).
Dès lors, dans ce monde cosmopolite, appliquons-nous à ce qui est juste et bon pour nous, pour accomplir ce qui est juste et bon pour autrui. Et s’il nous arrive de nous égarer, restons indulgents envers nous-mêmes et souvenons-nous, avec Marc Aurèle, que le philosophe n’est pas un sage, mais un apprenti sur la voie de la sagesse…
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