“Traduttore, traditore”. Selon le fameux adage italien, “traduire, c’est trahir”. Tout philologue est confronté à ce paradoxe quand il cherche à rendre l’esprit et la beauté du texte originel dans sa langue maternelle.
La traduction parfaite est un idéal, à l’instar du sage stoïcien : on peut tendre vers la perfection, mais elle échappe à toute saisie. C’est pour cette raison même que la philosophie, “amour de la sagesse”, comme la philologie, “amour des lettres”, nous poussent à donner le meilleur de nous-même, sans jamais nous satisfaire du “juste bien” ni considérer notre but comme définitivement accompli.
Quand j’ai exhumé des caisses de mon garage ce petit extrait de Marc Aurèle traduit 20 ans (et des miettes…) plus tôt, je n’ai donc pu me résoudre à un simple copier-coller. J’ai encore “une fois sur le métier remis mon ouvrage” pour toucher de plus près l’essence de ce texte, avec ma tête et avec mon coeur.
Persuadée que je ne suis toujours pas parvenue à la perfection à laquelle j’aspire et que le sens continuera à s’enrichir au fil de mes expériences, je me réserve le droit de le remanier à nouveau dans 5, 10,… ou 40 ans ! En attendant, bonne lecture, et si le coeur vous en dit, immergez-vous ensuite dans l’original grec (cadeau !) 😊
PS : toutes les autres Pensées auxquelles je ferai référence dans cette étude sur Marc Aurèle se basent sur la traduction de Pierre Hadot (Introduction aux “Pensées” de Marc Aurèle. La Citadelle intérieure, Paris: Fayard, 1992 et 1997).
Marc Aurèle IV,3 : essai de traduction
On se cherche des retraites, à la campagne, au bord de la mer, à la montagne ; et toi aussi, tu as coutume d’y aspirer plus que tout. Mais il ne s’agit là que de la plus parfaite ignorance, puisqu’il t’est loisible, à l’heure que tu choisis, de te retirer en toi-même. Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de retraite plus tranquille, ni plus paisible qu’en son âme, surtout s’il y cultive cela qui, à l’introspection, génère aussitôt un état de maîtrise totale ; et par maîtrise, je n’entends rien d’autre que le bon ordre. Sans cesse donc, offre-toi cette retraite et renouvelle-toi. Mais qu’il s’y trouve de ces maximes concises et élémentaires qui, sitôt rencontrées, suffiront à la purifier toute entière et à te renvoyer, affranchi de ton irritation, aux occupations vers lesquelles tu retournes.
De quoi, en effet, t’irrites-tu ? De la méchanceté des hommes ? Considère le précepte selon lequel les êtres raisonnables sont faits les uns pour les autres, que la patience est une partie de la justice, et que c’est involontairement que les hommes commettent des fautes, considère aussi combien déjà d’ennemis déclarés, rongés par la méfiance, par la haine, transpercés par la lance, gisent là, réduits en cendre, calme-toi enfin. Mais peut-être t’irrites-tu du lot que le tout t’a assigné en partage ? Souviens-toi de la disjonctive “Ou Providence ou Atomes” et de tous les arguments qui t’ont démontré que le monde est comme une cité.
Mais peut-être les sensations nées de ton corps t’affecteront-elles encore ? Réfléchis que la pensée ne se mêle pas à l’agitation douce ou violente du souffle vital dès qu’elle s’est recouvrée et qu’elle a découvert sa propre liberté; et <réfléchis> enfin à tout ce que tu as appris sur la douleur et le plaisir et à quoi tu as donné ton assentiment.
Mais peut-être la gloriole t’attirera-t-elle ? Détourne les yeux sur la promptitude de l’oubli où tombe toute chose, sur le gouffre du temps infini, de part et d’autre, sur le vide de l’écho, sur la mouvance et l’indifférence des choses qui semblent dépendre de nous, et sur l’exiguïté du lieu où l’on est circonscrit. Car la terre entière n’est qu’un point, et encore, la terre habitée n’en est-elle qu’un petit coin ! Et là, combien d’hommes et quels hommes chanteront tes louanges !
Maintenant donc, souviens-toi de la retraite en ce petit champ qui est tien ; et par-dessus tout, ne te tourmente pas, ne te raidis pas, mais sois libre et vois les choses objectives comme un homme, comme un humain, comme un citoyen, comme un être mortel. Mais parmi les principes les plus proches, sur lesquels tu te pencheras, que s’y trouve ces deux-ci : le premier, que les choses objectives n’affectent pas l’âme, mais se tiennent immobiles à l’extérieur, et que les troubles naissent de ta seule opinion intérieure. Le second, que tout ce que tu vois, tant est que ce n’est pas encore transformé, ne sera plus ; et de combien de transformations tu as été le témoin, songes-y continuellement.
“Le monde est métamorphose, la vie, opinion.”(1)
(1) Citation des “Sentences de Démocrate”, parfois attribuée à l’épicurien Démocrite, fr. 115 Diels-Kranz apud P. Hadot 1992 et 1997, p. 101 et p. 508, n.12.
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